Bref.
Elle enlève ses lunettes. Elle se frotte les yeux. Ça l’agace, bon
sang, ça l’agace ! Lire est son plaisir suprême. Ça fait plus de cinquante
ans que ça dure. C’est encore plus flagrant depuis qu’elle est veuve. Mais depuis
quelques temps, elle n’y voit plus. Elle n’arrive plus à lire. L’ophtalmo lui
soutient que sa vue est stable. Cette bonne blague.
Elle se frotte les yeux.
Elle s’est installée confortablement, dans son fauteuil. Un vieux
crapaud hors d’âge. Entre la petite table à ouvrage –bien longtemps qu’elle ne
coud plus, mais elle est jolie- et la bibliothèque. Sous le portrait de l’aïeul.
Parfaitement démodé, soit dit en passant. Le portrait, s’entend. L’aïeul ne se
pose plus la question d’être à la mode depuis bien longtemps. Là où il est, ça
importe peu.
Elle regarde autour d’elle. Elle n’a pas l’impression de voir plus
mal. L’ophtalmo marque un point. Elle regarde son livre. Impossible de lire
distinctement. Ça l’agace. Elle l’a déjà dit ? Et bien elle va le redire. Ça
l’agace ! Sa carcasse vieillit, il faut croire. Pas grand-chose à y faire.
Mais la vue, c’est un sale coup. Elle a combattu vaillamment un cancer,
quelques années avant. A accepté de ne plus pouvoir manger comme elle veut. De
manquer de mobilité. D’être plus fatigable.
Mais ne plus pouvoir lire, pour elle, c’est vraiment un sale truc.
Vraiment. Du genre Mozart qu’on assassine. Ou Zola. Enfin quelque chose du
genre.
Bref.
Ça l’agace.
Elle songe à ce déjeuner, dimanche dernier. Autour de la table, il y
avait son fils et sa belle-fille. A un moment elle a dit :
-
Attention, Paule, vous allez tâcher la nappe.
Sa belle-fille l’a regardée. Elle a précisé :
-
Il y a une goutte de café au bord de la
verseuse.
Paule a répondu en riant :
-
Votre vue n’est pas si mauvaise que ça, Jeanne !
Sa table est immense. Ça l’a troublée. Paule a dit vrai. Pour
distinguer cette goutte de café en train de tomber, il faut incontestablement
de bons yeux. Mais enfin, deux heures plus tôt, elle avait sorti du placard une
boîte de petits pois au lieu des champignons. Incapable de distinguer les deux.
C’est incompréhensible !
Elle pose son livre. Elle ne peut pas lire. Elle allume la télé. Elle
sait déjà qu’il n’y aura rien d’intéressant. Ça l’agace. Encore et toujours.
Elle repense au neurologue. Scanner du cerveau, il y a deux mois. Elle
était si fatiguée. Il avait dit :
-
Il y a plusieurs traces d’accidents vasculaires
cérébraux anciens. Petits. Ils ont dû passer inaperçus sur le moment.
Il avait ajouté :
-
Vous n’êtes gênée pour rien, dans votre
quotidien ?
Elle avait répondu par la négative.
Vraiment pénible, la télé. Elle se dit qu’elle devrait retourner
demander conseil au neurologue. S’il y a quelque chose à faire, pour la
lecture, elle est preneuse.
Bref.
Elle a besoin d’un orthophoniste.
Décret numéro 2002 721 du 2 mai 2002 relatif aux actes
professionnels et à l'exercice de la profession d'orthophoniste:
Art3: L'orthophoniste est habilité à accomplir les actes suivants: la rééducation des fonctions du langage oral ou écrit liées à des lésions cérébrales localisées (aphasie, alexie, agnosie, agraphie, acalculie)
Art3: L'orthophoniste est habilité à accomplir les actes suivants: la rééducation des fonctions du langage oral ou écrit liées à des lésions cérébrales localisées (aphasie, alexie, agnosie, agraphie, acalculie)